Expo – Musée d’Art Contemporain : Ragnar Kjartansson, de l’ordinaire à l’extraordinaire

© Ragnar Kjartansson

© Ragnar Kjartansson

Après Patrick Bernatchez, le MAC continue sur sa lancée et nous offre une toute nouvelle exposition au fond encore une fois profondément mélancolique, et à la forme toujours aussi multidisciplinaire. Jusqu’au 22 mai, c’est le travail de l’artiste islandais Ragnar Kjartansson (prononcer RAG-ner kuh-YART-un-sun) qui sera à découvrir dans une toute première exposition d’envergure canadienne qui lui est dédiée. Artiste reconnu internationalement (et notamment présenté à plusieurs Biennales de Venise), Ragnar Kjartansson sonde l’art de la performance dans des créations teintées d’humour et de poésie mêlant musique, théâtre, arts plastiques et cinéma. Retour sur deux oeuvres marquantes, porteuses de réflexions profondément actuelles sur l’art contemporain.

The Visitors se présente sous la forme de 9 écrans répartis sur les murs et au centre d’une vaste salle, chacun équipé de son propre haut-parleur.

Sur chacun, on peut y voir un musicien différent occupant une pièce distincte d’un même manoir. Tous restent pourtant reliés par un système de casques. C’est donc un ingénieux dispositif qui se révèle à nous de manière très progressive (puisque les écrans sont vides de prime abord), tout comme la mélodie jouée par ces différents interprètes. Progressivement, nous passons en effet du silence à la musique, du rien au tout. Le poème musical Feminine Ways se fait envoûtant, beau, magique… et l’installation permet d’apprécier la contribution de chaque artiste en voguant d’un amplificateur à l’autre. La signification sociale de cette oeuvre, comme éloge de l’apport individuel dans la création artistique, est immédiate. Mais ce serait une interprétation un peu facile. Il faudra donc être patient et attendre la suite pour en saisir tout son sens.

Il faudra attendre un refrain, puis un deuxième, puis un troisième… attendre encore. Longtemps.

Il faudra alors se résoudre à laisser s’échapper ces moments de grâce révolus. Pire : il faudra accepter de voir se transformer ces artistes si charismatiques en personnages de foire (ce bassiste en un vieux junky fatigué avec une calvitie masquée par un crâne rasé, ou bien cette sensuelle accordéoniste en une pseudo actrice de porno). Certains n’y parviendront pas et quitteront la salle, lassés, ou bien anxieux de conserver en mémoire ce bref instant de magie.

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Pourtant, rien n’a changé ? « Once again I fall into… » répètent inlassablement les chanteurs… « You’re screwed ».

L’installation amène foule de questions… À quel moment l’ordinaire est-il devenu sublime, et le sublime ridicule? A-t-on besoin de banal pour apprécier l’exceptionnel? L’un va-t-il sans l’autre? L’œuvre m’évoque simplement une situation, souvent vécue, qui me pousse à croire que, oui, l’extraordinaire a besoin de son ordinaire: cet instant où un morceau de violon nous semble magnifique lorsqu’il nous surprend au détour d’une rue (alors qu’il semble bizarrement banal dans un contexte de concert formel,  même joué par un grand violoniste).

La seconde création, A Lot of Sorrow, se présente aussi sous la forme d’une vidéo, dans laquelle le groupe The National interprète la même chanson en live et sans répit durant six heures – soit plus de 350 fois !

La musique est belle et mélancolique. Bizarrement, on ne s’en lasse pas : on y vient et on y revient, comme de cette impossibilité de se détacher d’une certaine tristesse et de s’y complaire. La prouesse physique est impressionnante. Malgré la fatigue (des musiciens… et peut-être aussi la nôtre), l’élan émotionnel est toujours perceptible en filigrane. Les vrais instants de grâce sont subtils et rares, mais puissants. La pièce interroge réellement sur la capacité des artistes à se répéter, et sur leur dévouement envers leur art. Elle met aussi très bien en exergue l’importance du public comme stimulant et ingrédient catalytique d’une œuvre.

© Ragnar Kjartansson et The National

© Ragnar Kjartansson et The National

Parce qu’il est un artiste profondément ancré dans le monde du spectacle, le travail de Ragnar Kjartansson fait écho à plusieurs créations contemporaines récentes de danse, comme Voyager (de Handerson/Castle, présenté au FTA), ou le fabuleux Du doute des uns (de Je suis Julio, présenté par Tangente), deux performances oscillant toutes deux entre élévation artistique et monotonie du réel. Plus récemment, il évoquera Relative Collider (de Liz Santoro et Pierre Godard, présenté au festival Temps d’Images), une oeuvre chorégraphique traitant également de cette dualité. On pourra y entrevoir de purs instants de beauté au terme d’un enchainement inlassablement répétitif et minimaliste de mouvements sur un tic-tac de métronome… pour peu que l’œil s’y abandonne et ne cherche plus la compréhension de chaque élément.

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C’est donc une question récurrente, mais essentielle que posent l’ensemble de ces créations contemporaines : celle de l’ingrédient magique qui permet la transcendance artistique.

En guise de pistes de réponse, on pourra évoquer : la beauté de la composition, le talent des interprètes ou des différents acteurs, l’unicité de la performance et l’environnement dans lequel elle a lieu, l’absence de performance (ou les instants qui la précèdent et qui la suivent), la prédisposition du public… On devine que le secret tient dans un savant mélange totalement immaîtrisable de l’ensemble. Quoi qu’il en soit, ces œuvres rappellent une fois de plus que la sublimation artistique n’est pas innée et immédiate : elle requiert du temps, de la patience, de l’abandon… et par là même une certaine dose d’implication du spectateur.

MAC- Musée d’art contemporain de Montréal

185 rue Ste-Catherine Ouest / Place des Spectacles

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Sonia Reboul

Française plus très fraichement débarquée au Canada, amoureuse de culture expérientielle, sensible aux arts visuels, interactifs, et en mouvements (et instagrameuse à mes heures perdues).

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