Musée d’art contemporain de Montréal – Deux expositions entre impulsion et éternité

Après l’époustouflant David Altmejd, le MAC présentait dimanche dernier sa nouvelle exposition avec les oeuvres de Dana Schutz, figure incontournable de la scène artistique new-yorkaise, et Les Temps inachevés de Patrick Bernatchez, artiste majeur québécois.

Dana Schutz, d’abord, nous plonge dans un tourbillon visuel et psychologique, avec ses personnages aux couleurs exacerbées et aux lignes acérées, acteurs de situations bancales, absurdes, et désopilantes.

DANA SCHUTZ, SWIMMING, SMOKING, CRYING, 2009

Dana Schutz, Swimming, smoking, crying, 2009

D’emblée, l’exposition me rappelle une conversation avec une amie novice en peinture qui, à la sortie de son troisième cours, me révélait : « L’important n’est pas de chercher la perfection. Il faut être connecté au présent et peindre ce que tu veux peindre là maintenant. Il ne faut pas trop réfléchir. » L’impulsion est justement le fil conducteur qui relie ses businessmen perdus dans la nature (Men’s Retreat), ses autocannibales (Self-eaters), cette femme en plein rasage pubien (Shaving), et ce Dieu des années 90 hypersexualisé (God 6). Il est indéniable que Dana Schutz se pose dans la lignée des expressionnistes, à la différence majeure que son corpus n’exprime pas un état personnel. Son énergie créatrice puise sa source dans l’actualité et les excès modernes. « The paintings are not autobiographical […] I respond to what I think is happening in the world. » Mais Dana Schultz ne se limite pas au simple témoignage ou à la revendication : elle parvient à remettre les déviances sociétales et politiques à l’échelle individuelle. Ses tableaux ont en ce sens quelque chose de profondément touchant. La femme qui nage, fume et pleure à la fois de Swimming, Smoking, Crying me trouble particulièrement : tout en ressentant une intense proximité avec le personnage tiraillé entre des désirs artificiels, normatifs, et ses propres besoins fondamentaux, j’y vois aussi une critique profonde de notre société de l’hyperactivité et de la réussite personnelle.

Picasso des temps modernes, fauviste maitrisant la couleur à son extrême, Dana Schultz nous offre une prise de recul sur nos comportements individuels et sur le monde qui nous entoure, et ce, de manière totalement déroutante. Entre rire et pleurer, on hésite. Peut-être faut-il tout simplement se laisser aller aux deux… en même temps?
DANA SCHUTZ, FACE EATER, 2004

Dana Schutz, Face Eater, 2004

DANA SCHUTZ, BREEDERS, 2002

Dana Schutz, Breeders, 2002

La deuxième partie de l’exposition laisse place à une ambiance totalement différente: les Temps inachevés succèdent aux Temps modernes; le noir et blanc à la couleur; l’intemporel à l’impulsion.

Voilà plus de six ans que Patrick Bernatchez conceptualise, élabore, décline et développe ces deux oeuvres transdisciplinaires en perpétuelle évolution.


Chrysalide nous immerge dans une atmosphère viscérale. Vie, mort, tripes, pourriture, souffrance, naissance, corps vides, sexe, organique, violence douce, beauté sont les premiers mots qui s’amoncèlent dans mon esprit en parcourant les dessins, partitions, écrits, films, et éléments sonores qui constituent cette création massive. Inspiré de l’aura du Fashion Plaza, immeuble montréalais aux résonnances mystiques et atelier de l’artiste durant plusieurs années, l’oeuvre aborde les thématiques de l’éphémère et des cycles de vie dans un déploiement impressionnant de techniques et de minutie. Je l’avoue, ses dessins de corps nus en décomposition, comme violés post-mortem par la nature environnante, exercent sur moi un envoutement morbide. L’ambiance lynchienne et hitchcockienne des films (I Feel Cold Today, Chrysalide, et 13) me captive : prise dans le flot de détails cycliques sonores et visuels (la rotation des pales d’un ventilateur, le bruit des roulettes d’un charriot ou de cette goutte d’eau infernale, le clignotement des néons, le grésillement régulier de la radio…), je ressens de plein fouet la fragilité de nos vies. Car il s’agit de cela finalement: Chrysalide est avant tout un environnement créatif qui parvient à déclencher chez tout un chacun cette angoisse mêlée de fascination pour notre condition de mortel. Chrysalide est une ode à la puissance de « l’organique » sur la trace humaine, à l’instar de cet immeuble – parfait symbole de création humaine et de sécurité factice – soumis à une tempête de neige interne, ou de cette voiture qui se remplit d’eau, vouant son conducteur à une mort inéluctable mais paisible. Il est à noter que l’oeuvre nécessite justement un certain calme et une disponibilité : un état contemplatif est indispensable pour laisser du temps à la compréhension, afin de saisir l’immensité du travail de Patrick Bernatchez, et déchiffrer les connexions subtiles entre chaque médium.

PATRICK BERNATCHEZ, CHRYSALIDE 7, 2006 2

Patrick Bernatchez,Chrysalide 6, 2006

PATRICK BERNATCHEZ, CHRYSALIDE 6, 2006

Patrick Bernatchez,Chrysalide 7, 2006

Plus loin, c’est un voyage spatiotemporel qui nous attend avec Lost in Time.
Au coeur de l’installation, BW, une montre au design épuré et futuriste dont l’unique aiguille mettra mille ans à parcourir le cadran, pose le ton. Nos référentiels vont être chamboulés et nous devrons accepter de nous perdre dans un infini multidimensionnel – cinématographique, photographique, sonore et musical, conceptuel. Les différents éléments composant ce corpus se font écho d’une salle à l’autre, tantôt accessoires réels d’un film, tantôt artéfacts physiques exposés sous verre, comme ramenés d’une expédition spatiale. Revenons justement sur ce magnifique long-métrage, Lost in Time: un cavalier vêtu de noir et son cheval noir, tous deux casqués intégralement, comme sortis d’un autre temps, errent dans un désert de neige dans ce qui semble être une quête inconnue et interminable. La trame narrative est suffisamment floue pour laisser entrevoir de multiples lectures. J’y vois deux âmes perdues soumises au sort de cette montre trouvée au gré du hasard, et condamnées à un cycle d’errance, de mort, puis de renaissance sur une durée de 1000 ans. J’y vois la mise en image d’un désir vain d’éternité, l’illustration de l’hybris humain.

PATRICK BERNATCHEZ, I FEEL COLD TODAY, 2007

Patrick Bernatchez, I feel cold today, 2007

Patrick Bernatchez renverse aussi les codes musicaux en transposant les partitions de plusieurs oeuvres classiques (comme Les variations de Goldberg, ou le 4e mouvement de la sonate pour piano de Lekeu). Il en ressort une ambiance sonore qui nous est foncièrement familière, mais pourtant totalement inconnue… comme une allégorie musicale de cette « sensation de déjà vécu« .

Pour peu qu’on prenne le temps (encore une fois!) de s’immerger dans son installation, Patrick Bernatchez parvient finalement à nous guider vers un nouvel espace-temps. De la signification des initiales de la montre, au visage du cavalier et au sens de sa quête, Lost in time conserve aussi une grande part de mystères. L’oeuvre pose des questions, puis les laisse en suspens. À nous de reconstruire la suite, ou d’accepter l’inconnu. Pour ma part, le reste de ce voyage transdimentionnel se continuera dans mon imaginaire, et j’emporterai avec moi ce petit gout d’éternité.

PATRICK BERNATCHEZ, LOST IN TIME, 2014

Patrick Bernatchez, Lost In Time, 2014

Musée d’art contemporain de Montréal

Dana Schutz
Les Temps inachevés de Patrick Bernatchez
Du 17 octobre 2015 au 10 janvier 2016

Visite-rencontre avec Patrick Bernatchez jeudi 29 octobre : détails sur Facebook.

Article : Sonia Reboul

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Sonia Reboul

Française plus très fraichement débarquée au Canada, amoureuse de culture expérientielle, sensible aux arts visuels, interactifs, et en mouvements (et instagrameuse à mes heures perdues).

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