Exposition – La magie technologique de Rafael Lozano-Hemmer au MAC Montréal

© Guy Lheureux

Depuis quelques semaines, le MAC présente une rétrospective de Rafael Lozano-Hemmer, regroupant des œuvres majeures de l’artiste montréalais d’origine mexicaine réalisées au cours des 18 dernières années. Surfant avec brio sur les médiums numériques, cette exposition aux allures de parcours immersif donne à voir des installations massives à la fois bouleversantes, fascinantes et inquiétantes.

Lozano-Hemmer © Allen J. Schaben

Lozano-Hemmer © Allen J. Schaben

La visite démarre en force avec Pulse Spiral, une création imposante suspendue dans le hall d’entrée du musée: un immense chandelier dont les ampoules clignotent au rythme des pulsations cardiaques des visiteurs. Cette installation scintillante et grandiose émerveille d’abord, puis dérange ensuite, dès lors que l’on s’y connecte pour lui offrir son pouls. En révélant aux yeux de tous notre rythmique intime, elle met à nu nos émotions intérieures… faisant monter une pointe d’angoisse lorsque l’instant est capté en vidéo pour être immédiatement posté sur les réseaux sociaux ! Cette introduction donne le ton à la suite de l’exposition : il sera question de magie, de technologie numérique bien sûr, de questionnement contemporain sur le rôle de chacun, voire sur notre responsabilité politique de spectateur.

Un brin de magie

La création en art numérique est chose difficile : que ce soit dans le domaine des arts visuels ou des arts performatifs, le propos de l’artiste et/ou sa dimension artistique disparaissent trop souvent au second plan, laissant la prouesse technologique prendre le dessus. Les oeuvres de Lozano-Hemmer ne s’enferment pas dans cette dualité : chaque installation possède une aura poétique immédiate et presque surnaturelle d’une très grande finesse. La technologie se fait oublier. Sans vraiment en comprendre les procédés techniques, on pourra par exemple admirer la matérialisation de paroles de chansons dans une sculpture en trois dimensions (Volute 1 : Au clair de la lune), ou encore celle de poèmes écrits dans une fontaine d’eau (Call on Water).

Source : artsy.ne

Source : artsy.ne

Call on water © Franz J. Wamhof

Call on water © Franz J. Wamhof

Une surveillance malsaine

Les créations de Rafael Lozano-Hemmer ne se limitent pas à cette première impression sensible: au-delà de cette mise en bouche poétique, une autre dimension politique est à décrypter. La question de la surveillance revient de manière régulière dans son travail. Ainsi, dans Zoom Pavilion des caméras traquent avec frénésie notre visage pour l’enregistrer puis le projeter en immense sur les murs. Pire: nos relations spatiales avec les autres participants (souvent des inconnus!) sont analysées puis extrapolées sous des qualificatifs scientifiques comme « intérêt », « distant », « potentiel ». L’installation nous réduit à l’état d’objet observé dont les informations sont hâtivement catégorisées et compilées. L’œuvre devient encore plus inquiétante dès l’instant où l’on prend conscience qu’elle met simplement en lumière un phénomène invisible qui se déroule continuellement avec nos données personnelles via les réseaux sociaux, les téléphones intelligents et les moteurs de recherche.

Zoom Pavilion © Pan Anthem

Un white noise étourdissant

L’autre thématique contemporaine qui m’est apparue tout au long de l’exposition est celle du white noise: cet amas ambiant d’information de qualité discutable qui gravite et s’incrémente continuellement en ligne et sur les réseaux sociaux. Voice Array illustre parfaitement le sujet : l’installation invite les participants à enregistrer leur voix qui est ensuite amalgamée aux précédents enregistrements pour créer une série de sons et de flashs de lumière inintelligibles. Le son et les éclairs lumineux graduellement oppressants nous renvoient aux questionnements contemporains tournant autour de la qualité de l’information circulant en ligne, de la désinformation, ou encore des fake news. Par extension, on peut y voir aussi un questionnement sur l’histoire et la transmission en général : que restera-t-il de notre époque dans le futur ? Quelle(s) sont les voix qui raconteront l’histoire ?

Voice Array, Subsculpture 13 © Antimodular Research

Voice Array, Subsculpture 13 © Antimodular Research

La responsabilité de chacun

Enfin, s’il y a un élément essentiel à retenir de cette rétrospective, c’est sa capacité à remettre chacun d’entre nous au centre d’une réflexion politique et écologique engagée. En tant que spectateur/acteur nous influençons chacune des œuvres présentées. À première vue, ces interactions avec le corpus semblent plutôt ludiques et anodines. Mais lorsque l’on y réfléchit à deux fois, nos actes se révèlent avoir des répercutions tangibles et pérennes (voire néfastes !) sur les œuvres et sur les autres spectateurs. Par exemple, dans Vicious Circular Breathing, nous sommes invités à entrer dans une sorte de sas gigantesque animé afin de respirer l’air recyclé de ceux qui nous ont précédés. D’apparence divertissante, l’expérience se révèle être potentiellement dangereuse, notamment si les précédents participants possèdent des infections pulmonaires ou si l’on reste trop longtemps dans l’espace fermé. La métaphore de la limite des ressources planétaires est également évidente.

© Guy Lheureux

Dans Airborne Projection, des articles d’actualités parus en temps réel sont projetés sur les murs. Par un truchement technologique fascinant, les mots et les lettres se consument dès lors que nous nous approchons de l’écran. L’effet est superbe, et personne ne résiste à taquiner ces volutes poétiques… Mais finalement, est-il plus important de « jouer avec le feu » ou de se tenir en retrait pour prendre le temps de lire ces articles dans leur entièreté ?

© Oliver Santana

© Oliver Santana

Notre comportement est aussi mis à mal dans Pan-Anthem. Cette installation se présente sous la forme de multiples haut-parleurs se déclenchant à l’approche d’une personne, en deçà d’une certaine distance. Chaque haut-parleur représente un pays et scande son hymne national. Les haut-parleurs sont regroupés en fonction du nombre de réfugiés accueillis par le pays. Naturellement, le résultat est cacophonique. Il devient plus confortable de se tenir à distance pour éviter de les activer. Là encore, l’œuvre questionne notre volonté (et celles des politiques) de se confronter aux problématiques des flux migratoires.

© Pan Anthem

© Pan Anthem

Le paroxysme est atteint à mi-parcours avec Babbage Nanopamphlets : on y apprend que des centaines de milliers de « nano tracts » ont été dispersés dans le système de ventilation du musée et que nous sommes à l’instant même – malgré nous – en train d’inhaler ces nanoparticules sur lesquelles est inscrit un texte ; un texte profondément engagé (retranscrit ci-dessous) nous sensibilisant à l’impact de chaque être sur l’écosystème formé par les autres et l’environnement.

C’est donc une exposition aux multiples axes de lectures qui impressionne, qui questionne, et surtout qui déroute. Sans amener de solutions concrètes aux problématiques politiques, écologiques et éthiques qu’elle soulève, elle ouvre la réflexion sur notre responsabilité personnelle, mais aussi, et surtout, sur notre capacité à faire évoluer les choses. Somme toute, une très belle « mise en expérience » de l’effet papillon, qui semble nous souffler au creux de l’oreille que les grandes révolutions commencent souvent par les petits actions.

Au Musée d’art contemporain de Montréal

Présence instable
Du 24 mai au 9 septembre 2018

 

Extrait de Babbage Nanopamphlets, poésie engagé cachée dans la ventilation du musée : 

DE L’IMPRESSION PERMANENTE DE NOS PAROLES ET DE NOS ACTIONS SUR LE GLOBE QUE NOUS HABITONS

Les vibrations de l’air, une fois mises en branle par la voix humaine, ne cessent pas d’exister avec les sons qu’elles engendrent. Aussi forts et audibles soient-ils dans l’environnement immédiat du locuteur au moment de leur émission, les sons s’atténuent rapidement pour devenir inaudibles à l’oreille humaine. L’impulsion imprimée aux particules d’une partie de notre atmosphère est communiquée à un nombre sans cesse croissant de particules, mais la quantité de mouvement mesurée dans une même direction demeure constante. Chaque atome perd autant de mouvement qu’il en donne, puis il en récupère des autres une partie qu’il retransmet à son tour.

Les ondes aériennes ainsi créées parcourent la surface de la terre et de l’océan, et en moins d’une vingtaine d’heures, chaque atome de l’atmosphère assimile ce mouvement modifié sous l’effet de la partie infinitésimale de l’impulsion primitive qui a été transmise par une multitude de canaux, et qui continuera d’influer sur sa trajectoire tout au long de son existence.

De ce point de vue, quel étrange chaos que cette atmosphère que nous inhalons ! Perméable au bien comme au mal, chaque atome retient à la fois, mélangés de mille et une manières, l’impulsion que lui insufflent les philosophes et les sages, et tout ce qui existe de vil et d’indigne. L’air est une bibliothèque infinie où est consigné pour l’éternité tout ce que l’homme a jamais dit ou même susurré. Là, dans leur caractère changeable mais infaillible, mêlés aux premiers comme aux derniers soupirs de mortalité, sont à jamais enregistrés les vœux non réalisés et les promesses non tenues, perpétuant les mouvements coordonnés de chaque particule, témoignage de la volonté imprévisible de l’homme.

(Traduction de Nathalie de Blois)

Extraits tires de Charles Babbage (1791-1891), Le Neuvième traite de Bridgewater. Un fragment, Londres : John Murray. 1837. 1£ » édition. 240 p.]

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Sonia Reboul

Française plus très fraichement débarquée au Canada, amoureuse de culture expérientielle, sensible aux arts visuels, interactifs, et en mouvements (et instagrameuse à mes heures perdues).

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