Festival – Le FTA secoue nos neurones!
Depuis le 21 mai et jusqu’au 4 juin se tient pour la 9e année consécutive le Festival TransAmériques, évènement international présentant plus d’une centaine d’œuvres contemporaines autour du théâtre et de la danse.
Querelles revient sur deux performances-choc, hautement catalytiques d’activités encéphaliques : Docteur B., qui décortique les cerveaux d’un neurologue et de sa compagne, et Tauberbach, où est mise en scène une schizophrène en proie à ses colocataires corticaux.
Docteur B.
Docteur B. s’ouvre sur un homme assis sur une chaise. Son corps s’anime progressivement de convulsions de plus en plus violentes qui l’envoient à terre, tel un poisson frétillant hors de l’eau. Cet homme en chemise blanche, c’est le patient, qui joue aussi le rôle du neurologue. À ses côtés gravite une femme-fée aux bottines à paillettes, aux grands yeux bleus enfantins et à la coupe Jeanne d’Arc, qui porte un suit one-piece et une queue de lapin. Mais de quoi s’agit-il?! Et surtout de qui s’agit-il? Lui, c’est Docteur B., un homme d’apparence froide et maitrisée, qui parle un langage méthodique et rationnel. Elle, c’est sa compagne, une femme d’instinct qui joue, danse, et s’exprime en cris, en regards langoureux, et en caresses.
À l’image de leur relation incongrue et paradoxale, la pièce alterne les phases douces et les passages d’une extrême brutalité, nous ballotant de l’encéphale de l’un au cortex de l’autre, avec une légère tendance schizophrène. D’une attaque épileptique, on passe à une scène de pique-nique autour d’innocents épis de maïs. D’une danse saccadée sur fond de stroboscopes étouffants, on revient à une voluptueuse session de coiffure, puis à une crise d’auto flagellation ponctuée d’une tentative de communication infructueuse avec un poulpe en guise de langue…
Cette instabilité me met mal à l’aise. Chacun semble se complaire dans ses extrêmes, et la compréhension réciproque parait impossible : les moments de bien-être et de complicité sonnent faux, comme entachés par la crainte de l’acte suivant. Au fur et à mesure que la pièce se déroule, je ressens progressivement monter l’angoisse de ce couple épileptique, et me répète inlassablement et jusqu’à la tombée du rideau : « jusqu’ici tout va bien… jusqu’ici tout va bien… ».
Docteur B. de Ève-Chems de Brouwer
- Les 28, 29 et 30 mai 2015
- Monument-National, studio Hydro–Québec
Tauerbach
Tauerbach, c’est d’abord une ambiance : une scène entièrement recouverte de vêtements, avec un bourdonnement de mouches en fond sonore. Au milieu de cette décharge colorée, il y a une femme qui a vécu, une femelle alpha au visage fermé qui n’a pas la langue dans sa poche. En grande conversation avec une voix off, elle tente d’ordonner ce dépotoir fibreux et de maitriser la faune qui gravite autour d’elle, composée de créatures non identifiées aux allures de pigeons-humains, s’exprimant par mouvements saccadés et onomatopées.
Tauberbach est inspiré du documentaire de Marcos Prado, qui suit Estamira, une femme schizophrène en proie à ses démons vivant dans un dépotoir brésilien. Désireuse de conserver l’effet de surprise, j’ai fait le choix de ne rien lire sur l’œuvre avant la représentation, et ma première compréhension diffère considérablement de l’idée de départ. De prime abord, j’y vois un scénario de fin du monde avec Estamira en dernière représentante du genre humain. J’y vois une héroïne prenant soin, tant bien que mal, d’une petite tribu de rescapés déjà consumés par les vices de la nature humaine. J’y vois aussi une femme de raison résistant contre un laisser-aller pulsionnel menaçant de la ramener à l’état d’animal, qui doute cependant de la pertinence de cette lutte pour la survie de son espèce. Il s’agit donc d’un premier tableau plutôt sombre sur fond d’armes de destruction métaphoriques : les vêtements comme représentation très juste du consumérisme infernal, et des échelles mobiles permettant l’élévation, comme image de l’hybris.
Mais à mesure que la pièce évolue, la horde de décadents se mue en une troupe sympathique et même attendrissante. Le sérieux du début fait place aux crises de fou rire. Capables de délires et de jeux d’une extrême spontanéité, ces dégénérés entrainent progressivement Estamira (et moi aussi par la même occasion) dans une danse folle, la libérant de ses carcans rigides. Il ne s’agit plus de la fin d’une espèce, mais de la renaissance d’une race instinctive et innocente. Le bizarre et le ridicule se transforment en beau. Le fou, l’incontrôlable et l’absence de limites deviennent les composantes d’un paradis insoupçonné.
Les passages de toute beauté mêlant performance physique et expressivité exceptionnelle émergent du chaos. Un homme part de l’observation d’une mouche, et transfigure son bourdonnement en paroles slamiques, pour l’intégrer dans une chorégraphie démente. Il accélère, ralentit puis repart en arrière, comme dans une longue improvisation irrésistible. À un autre moment, deux êtres se rapprochent, se reniflent et finissement par se mêler dans une danse charnelle incroyable, crue, un poil vulgaire, mais tellement vibrante et riche en énergie.
Le lien avec le thème du handicap physique est alors évident, d’autant que la musique est composée d’extraits de Bach chantés par des sourds. Rien de surprenant finalement, puisque Alain Platel, chorégraphe autodidacte incontournable de la scène artistique depuis plus de 30 ans, est particulièrement connu pour ses créations extravagantes liées à la thématique de l’exclusion via la maladie mentale ou le handicap.
La force de l’œuvre est qu’elle nous embarque subtilement dans une valse qui, entre le début et la fin, réussit à inverser totalement notre ressenti et notre jugement. Pour autant, il s’agit d’une troupe de danseurs exceptionnels, formés à une chorégraphie inspirée du handicap physique. L’étape supérieure serait d’inverser aussi la démarche, et de rechercher une forme d’expression artistique dans des danseurs possédant un réel handicap, comme le fait par exemple Maïgwenn Desbois et sa compagnie Maï(g) wenn et les Orteils. Même si le travail de Platel et de sa compagnie Les ballets C de la B est remarquable, on peut s’interroger, avec le recul, sur la pertinence de l’approche : où se situe la sincérité entre créer le beau par un travail remarquable s’inspirant du handicap, et composer avec un handicap existant pour en dénicher l’étincelle…?
Tauberbach
- Jusqu’au 1er juin
- Monument-National, salle Ludger-Duvernay
Voir la programmation complète ici.
Article: Sonia Reboul