Théâtre – « Go Down, Moses » au FTA, la liberté par le sang

Autant être franche : le théâtre, à la base, est loin d’être ma tasse de thé. Mon esprit nomade se sent trop souvent à l’étroit lorsqu’il est coincé entre une trame narrative et des dialogues. Je préfère l’art visuel ou la danse contemporaine qui me laissent une liberté d’interprétation et de ressenti. Mais je dois dire qu’avec Go Down, Moses de Romeo Castellucci présenté au FTA, j’ai découvert une tout autre forme de théâtre : un théâtre contemporain « holistique » aux multiples lectures possibles et aux questionnements infinis.

Go Down, Moses est d’abord une œuvre multi-sens à l’ambiance absolument fascinante, utilisant un dispositif totalement inédit où le public est séparé des acteurs par un écran presque imperceptible, comme un filtre Instagram sur lequel s’affichent les sous-titres. On se délecte de la précision des bruitages, de l’intensité de la trame musicale, de la qualité des jeux de lumière, et des choix de couleurs. Il ne s’agit plus seulement de théâtre, mais de performance cinématographique, d’art visuel, et parfois de mouvements presque chorégraphiés. Dès les premiers instants, on devine que son, images et textes forment un tout mené par un seul homme. C’est donc cela, la signature du « maître » Romeo Castellucci ! Car c’est ainsi que se fait appeler cet artiste à la fois metteur en scène, concepteur des décors, des costumes et des lumières de la pièce… en plus d’être plasticien, peintre et artiste son à ses heures.

Go-Down-Moses-16-2015

L’histoire est celle d’une femme italienne des années 50, qui provoque son propre accouchement dans les toilettes d’un bar et se débarrasse de son nouveau-né dans une benne à ordures. Cet enfant s’appelle Moïse, et elle l’a « placé sur le Nil », dit-elle, « afin qu’il puisse sauver l’humanité ». Autour de ce fait divers sordide et du délire hébraïque de cette mère gravite tout un questionnement de fond sur le sens de son acte. « Vous avez tout », dit-elle, « mais vous êtes esclaves. » De qui sommes-nous esclaves?
Le tableau suivant m’éclaire. Nous sommes dans les temps préhistoriques. Une femme enterre son nouveau-né, puis se fait immédiatement posséder par un homme. Par la suite, elle dessine trois lettres sur l’écran : « S O S », message de souffrance et désir intemporel de révolte à l’encontre de la domination masculine. Ma compréhension première est que ce qui nous sauvera, ça n’est pas Moïse (l’enfant des années 50) lui-même, mais l’acte de le tuer : ce qui nous sauvera, c’est l’acte d’avortement et d’émancipation des femmes.

Et puis il y a cette machine, qui me fait aller encore plus loin dans l’interprétation, au-delà du thème de la revendication féministe : un long rouleau vertical posé au sol qui tourne sur lui-même et s’emballe dans un vacarme strident et angoissant. Au-dessus, des perruques tombent lentement. Certaines frôlent le rouleau de justesse, mais la dernière se fait happer par la machine et tournoie dans un bruit suraigu insupportable. Référence possible aux Sheitels (ces perruques que doivent porter les femmes juives orthodoxes mariées afin de cacher leur chevelure en public), je comprends ce dispositif métaphorique comme une critique acerbe du carcan imposé aux femmes par les religions.

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Go Down, Moses serait donc un appel au meurtre des religions. Mais lesquelles? Quand on sait que Moïse est une figure de la bible, mais aussi du Coran, on peut se demander si la critique n’est pas celle de toute forme de religion en général, qu’elle soit catholique, juive, musulmane, ou autre. Mais la scène de l’avortement me questionne sur la nature de cette « religion » à abattre. Nous avons devant nos yeux une femme saignant abondamment de l’entrejambe, sexe nu, se tordant de douleur pendant au moins 15 minutes dans le décor glacial de toilettes de bar. Le réalisme est criant et la souffrance se ressent jusque dans nos propres entrailles. Puis soudain apparaissent des smileys  sur l’écran:
:(  puis  :|  puis  :(
On les regarde et on se sent déjà mieux. À ce moment-là, on réalise qu’une simple succession visuelle de signes de ponctuation ont autant d’impact et de pouvoir que l’image et les cris d’une femme en train de subir la plus intense des souffrances humaines…

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Finalement, quand on y pense go down, en anglais, signifie « pratiquer le sexe oral »… C’est cru et inavouable. Go Down, Moses, pour moi, c’est un appel au renversement de la domination masculine, mais aussi au meurtre de Moïse, et par extension des religions et de toute autre forme d’aliénation : société de consommation et nouveaux modes de communications compris. C’est un manifeste de la libération par le sang. Un appel à l’émancipation des femmes, certes, mais aussi des hommes. C’est une réflexion sur les différentes formes que peut prendre l’opium des peuples à échelle historique, et un regard sans pitié sur une humanité perdue depuis le commencement.

FTA – Go Down, Moses

  • Où : Théâtre Denise Pelletier
  • Quand : du 2 au 4 juin 2016
  • Un spectacle de Romeo Castellucci

Consultez la programmation du FTA ici (du 26 mai au 8 juin 2016)
Crédits photos : Guido Mencar

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Sonia Reboul

Française plus très fraichement débarquée au Canada, amoureuse de culture expérientielle, sensible aux arts visuels, interactifs, et en mouvements (et instagrameuse à mes heures perdues).

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