Mode – Chanel FW14: grande messe du luxe, de l'art et de l'orgie consumériste
« Une petite faim, un trou de mémoire? Vite! Une madeleine de Chanel ! » – Au Chanel Shopping Center, Lagerfeld badine avec l’héritage d’une grande marque.
Mardi 4 mars, 10h30. L’univers mode trépigne d’impatience: le défilé Chanel, l’incontournable de la semaine de mode de Paris, va débuter. Et avec raison! Saison après saison, Karl Lagerfeld met la barre haute avec des défilés prenant plutôt la forme de spectacles à grand déploiement. Pour la saison Automne/Hiver 2014, ce n’était rien de moins qu’une incroyable reproduction grandeur nature d’un hypermarché à saveur de biennale d’art contemporain.
Lagerfeld maîtrise l’art du grand et du flamboyant, et sa plus récente collection n’aura pas déçu tant sur le plan du design que de la mise en scène. Pour l’occasion, le Grand Palais s’est trouvé complètement transformé en gigantesque supermarché de luxe, chariots d’épicerie et étalages bien garnis compris. Les centaines de produits de consommation rebaptisés en jargon Chanel – des conserves de thon Délice de Gabrielle, du camembert Cambonay, et pourquoi pas des bouteilles Eau de Chanel – ont épaté la galerie. À un point tel qu’une fois la prestation terminée, célébrités et fashionistas en tout genre n’ont pas hésité à se ruer sur les produits frappés du célèbre double C, brisant le 4e mur du catwalk sans gêne. Le défilé n’aurait pu mieux se terminer que sur cette image accentuant la frénétique société de surconsommation dans laquelle s’inscrit l’industrie de la mode.
Le défilé ne manquait certainement pas d’humour et jonglait habilement avec les paradoxes: le matelassé classique apposé à un caddy, la chaîne iconique entremêlée à un panier d’épicerie, un sac en cuir d’agneau enrobé dans le cellophane telle une pièce de viande aseptisée… On en vient alors à sourciller et à questionner la direction dans laquelle le designer octogénaire dirige la mythique maison de couture. La collection de prêt-à-porter Automne/Hiver 2014-2015 est de loin la plus démocratique jamais présentée par Chanel. Par la profusion des styles et des couleurs, la collection déclinée en près de quatre-vingts tenues en offre pour tous les goûts. Est-ce un signe avant-gardiste d’une orientation plus grand public, d’un détournement des origines de la Maison?
Apostrophé sur le choix, discutable pour certains, d’avoir recrée un supermarché, l’incarnation même
de la commodité, Lagerfeld réponds: « It is something of today’s life and even people who dress at Chanel go there — it’s a modern statement ».
Tout est là. Tout est dit.
L’ADN si profondément ancré dans la marque devient alors un terrain de jeu d’innovation et de renouveau. Sans réfuter les constantes Chanel qui l’ont élevé au statut d’empire du luxe, Lagerfeld fit sortir la marque de sa léthargie classique pour se rapprocher des nouvelles tangentes plus accessibles que suit le prêt-à-porter. Et c’est justement en éclatant les frontières entre les traditions et le renouveau, le passé et le présent, le mondain et le casual, et surtout entre l’art et la mode, que la maison Chanel aura su faire de son défilé l’événement le plus mémorable des semaines de la mode FW14.
Le décor devient ainsi une figure essentielle à la catalyse du défilé: en mettant en scène la marque de luxe la plus prisée, exclusive et secrète du monde dans un univers de surconsommation, de reproduction mécanique et de vide industriel, Lagerfeld a su poser des questions significatives sur notre rapport à la mode. N’est-elle qu’un « ready-made » corporatif élevé au statut de tendance par le sceau de la marque et la signature du créateur? Quelle est la place de la haute couture dans un monde de fast fashion où même les supermarchés comme Wal-Mart vendent aujourd’hui des reproductions de grandes marques?
Comme tout bon artiste/créateur contemporain, Lagerfeld s’amuse à infiltrer un système pour mieux le célébrer et le critiquer à la fois. L’aspect performatif du défilé aura ainsi conféré une aura unique à la collection dans laquelle se lisent toutes ces apories décomplexées. Les tenues sont à l’image de cette célébration des contrastes. S’inspirant de la thématique sport chic mise de l’avant en février dans sa collection haute couture, le tweed imite le jogging et les baskets font fi des escarpins habituels. Lagerfeld justifie : « If you want to look really ridiculous, you go in stilettos in a supermarket.
À la tête de la direction artistique depuis déjà une trentaine d’années, le designer connait sous ses moindres coutures les codes instaurés par Mademoiselle Chanel avant son temps. Le camélia, la perle, le signe astrologique du lion, le tweed; il ne fait que les réinterpréter au goût du jour et au gré de ses inspirations. Tout en restant fidèle à l’héritage de la marque, Lagerfeld joue sur les tendances, suivant l’évolution de ses clientes comme de son époque. Sans quoi, Chanel resterait figée dans le temps. Au contraire, la Maison parisienne est reconnue pour être une marque à part, arrivant à équilibrer ce qu’il faut de tradition et de modernisme à une époque où nombre de marques, en mode comme ailleurs, tentent constamment de se réinventer. Chanel, elle, fait le pari de la longévité.
Article: Geneviève Dupuis et Catherine Martel
Photo: The Sartorialist, Telegraph, NY Time et Chanel. Montage tiré des photos de Style.com