Arts Visuels – David Elliott @ Joyce Yahouda: onirisme de l’étrange
La galerie Joyce Yahouda présente jusqu’au 16 novembre le 4e solo de l’artiste canadien David Elliot en son espace. Sa plus récente série Parade, composée d’une dizaine de peintures grand format, invite le spectateur à entrer dans un monde intérieur onirique et intimiste, à la frontière de l’étrange. Dès le premier abord, une tension visuelle se profile des canevas à l’approche de nos regards : le rendu esthétique de sa figuration illusionniste donne subtilement l’impression de contempler des images digitales, la gestualité et la touche picturale d’Elliott était si précise qu’on croirait presque y déceler un collage Photoshop. Mais en s’approchant, on constate que la méprise est garante d’une habileté plastique comme on n’en voit que très rarement.
Se déploie alors un univers pop art ludique peuplé de symboles et d’une iconographie très personnelle propre à l’artiste. Chats, dés, cartes, oiseaux, ampoules, chandelles, volcan, poires, horloge, références politiques timides et déclinaisons de visages sont des motifs récurrents, fixés dans de petits espaces clos et étroits, telles des petites boîtes à souvenirs. La composition adopte la posture d’un collage mettant en scène des objets plats et sans volume, contenu dans un cube distordu. Les images se cramponnent à leur planéité, presque comme si elles cachaient quelque chose…
On remarque ensuite que l’artiste a choisi d’accrocher ses tableaux plus bas que la normale, invitant le spectateur à visuellement « entrer » dans le tableau. Avec la présence de petites bêtes inoffensives, l’espace surréel devient soudain domestique, invitant. Mais la tension entre le traitement plastique 2D des objets et la profondeur de champ tridimensionnelle maintient une certainement distance entre le spectateur et l’œuvre. Cet effet de style jonglant avec la 2D et la 3D, et des éléments picturaux tel ce pan de rideau tombant dans l’espace pictural, nous rappellent que nous sommes dans la représentation, dans un jeu de mimétique à mille lieues du réel. C’est ici que les rapprochements entre la touche esthétique de David Elliott et l’imaginaire poétique de l’artiste surréaliste Giorgio de Chirico se fait pressante. Ce qui d’emblée semblait comique, léger et coloré prend soudain une tournure plus angoissante et étrange. On remarque alors que trônent dans la quasi-totalité des tableaux un crâne, un portrait ou un visage morcelé, une tête en plastique nous fixant d’un air béat, ou un portrait humain au regard étiolé.
En disloquant les objets par un effet de collage, une vague de nostalgie et de solitude se révèle, épousant une atmosphère tragico-métaphysique. En ce sens, Elliott aura baptisé ses canevas des «contenants spatiaux métaphysique ». Mais comment retracer la source de ces archétypes compositionnels? À qui appartiennent ces objets éclectiques et fragiles, fragments métonymiques d’un tout auquel nous n’avons pas accès?
Ces assemblages loufoques et curieux évoquent un espace intérieur secret, un imaginaire peut être collectif, telles des natures mortes figées, réminiscences de la mémoire. La disposition des icônes rappelle alors les Ambassadeurs d’Hans Holbein posant devant une collection d’objets signifiant leur statut et leurs connaissances (le chat distordu dans Poil de carotte serait-il un clin d’œil au crâne anamorphique?). Notre point de vue étroit réduit aux limites du canevas part alors en vadrouille : à qui ces petits cabinets de curiosités peuvent-il bien appartenir? Sont-ils le reflet d’une psyché individuelle ou invoquent-ils notre inconscient collectif? Sommes-nous réduits à la position d’un voyeur passif, ou ces images génériques disséminées massivement ont-elles été choisies spécialement pour leur sémantique malléable facilement réappropriable?
Toutes ces questions engageantes et ces nombreuses références à l’histoire de l’art dont Elliott infuse son travail vont de pair avec son statut d’enseignant en arts visuels. Professeur prisé et célébré à Concordia, il gardait jusqu’à tout récemment son processus créatif sous clé, maintenu secret tant aux yeux du public que ceux de ses commissaires. Le rendu endossait alors une position dominante dans son travail, évacuant la technique et la matérialité de son geste. Le fait que l’artiste se déplace en chaise roulante, foudroyé par une maladie dégénérative, aurait-il à voir avec la négation de son processus, l’effacement de son corps d’artiste? Cette condition expliquerait-elle la disposition basse des œuvres qui force subtilement le spectateur à observer la série d’un point de vue différent?
Dans une récente entrevue, Eliott révéla enfin que de petites maquettes préliminaires font office de modèles à ses peintures. Natures mortes miniaturisées, ces boîtes deviennent le point de départ d’un collage théâtral, photographié puis traduit sur de larges canevas. Son travail prend alors conceptuellement une tout autre tournure : le sujet devient une mise en abyme de copies et de facsimilés. Elliott jongle avec la mimétique comme un enfant avec une
balle, brouillant les cartes du réel. Il confia en entrevue que « la peinture m’a toujours intéressée en ce sens qu’elle n’est qu’une représentation, mais il y a ce sentiment qu’en traitant l’image d’une certaine façon, elle peut sembler réelle et convaincre le spectateur ».
Par le truchement de son médium, Elliott inscrit sa démarche dans un nouveau discours sur l’image et les possibilités de la peinture. Celle de penser un monde illusoire spéculant sur le réel, où seul le spectateur armé de sa subjectivité peut faire sens de ce qu’il contemple. Elliott célébrer ainsi le pouvoir du spectateur qui a le droit de conférer à ses objets-autocollants fragmentés et marginaux une importance aux proportions variables, voire démesurées. Le signifiant est alors profondément détaché du signifié et un nouveau langage pictural prend vie à chaque fois qu’un spectateur contemple Parade. Une œuvre, tout particulièrement, semblait capturer l’attention de l’assistante-galeriste responsable de la visite qui confia voire en ces poires, ces valises et ce chat un narratif significatif à son histoire personnelle.
Au-delà des questionnements conceptuels et des explorations métaphysiques, David Elliott balance habilement son contenu avec son contenant, grâce une esthétique très forte et profondément accessible. Il avoue lui-même avec amusement que son public cible pourrait très facilement être un enfant de 9 ans, ses inspirations prenant racine dans une contre culture visuelle colorée nourrie par les posters et les pochettes d’albums rock. Une aura chaleureuse infuse délicieusement la galerie Joyce Yahouda, désamorçant élégamment le malheureux stigma que le collage est une technique froide, brisée et disloquée. S’attacher à l’œuvre de David Elliott est un véritable jeu d’enfant.