Expo – Mapplethorpe au MBAM, entre Eros et Thanatos

Son regard rappelle étrangement celui de Jim Morrison, ses lèvres celles de Mick Jagger

Sous ces airs faux airs de rock star se cache un photographe de talent qui a secoué les mœurs dans les années 70 et 80. Sexe, sadomasochisme et modèles afro-américains furent les sujets de prédilection de Robert Mapplethorpe, artiste au destin tragique, qui « a révélé trois tabous de la société américaine : la violence, l’homosexualité et les relations interraciales dont les stigmates demeurent. »* Jusqu’au 22 janvier 2017, le musée des beaux-arts de Montréal lui consacre une rétrospective phénoménale sortie à point nommé, et qui fait tristement écho aux attaques homophobes et racistes d’Orlando et de Dallas. Retour sur une exposition-choc à la rencontre de cet artiste aussi charismatique que ses clichés.

(*Nathalie Bondil, directrice et conservatrice en chef du MBAM)

Self-Portrait, 1980

Self-Portrait, 1980

La perfection pour maître-mot

On ne peut évoquer Mapplethorpe sans aborder la perfection qui sous-tend l’ensemble de son œuvre. Les premiers clichés exposés, une série de polaroids et de portraits de la jet-set new-yorkaise des années 70, donnent d’emblée le ton: les lignes de fuite sont impeccablement placées, les contrastes de lumières sont remarquablement maitrisés. Je me régale à suivre le contour découpé des visages laiteux qui se détachent sur les fonds noirs d’une extrême densité, ou à détailler le fondu subtil créé au niveau de la racine de leurs chevelure. L’effet est saisissant, comme si la photographie parvenait à capturer l’aura divine des sujets photographiés. Car il s’agit pour la plupart de modèles bien particuliers – mannequins, acteurs, musiciens contemporains, écrivains chanteurs – connus et moins connus, choisis pour leur fort charisme ou pour la perfection de leurs traits. On y reconnaitra entre autres Louise Bourgeois, Andy Warhol, Arnold Schwarzenegger, Deborah Harry, Philip Glass, Isabella Rosellini, et surtout Patty Smith, l’une de ses seules amantes femme et âme sœur.

isabella-rossellini-mapplethorpe

Isabella Rosellini, 1988

Louise Bourgeois mapplethorpe

Louise Bourgeois, 1982

Deborah Harry-mapplethorpe

Deborah Harry, 1978

Ambiance new-yorkaise

Au fil des images, l’exposition nous plonge aussi dans l’ambiance new-yorkaise du milieu artistique alternatif de l’époque, sur fond de musique punk-rock et de projections vidéo sur lesquelles on y voit une Patty Smith transcendée (merci le MBAM pour ces bonus!). Je savoure cette immersion dans l’atmosphère délirante et créative des différents lieux de vie occupés par le couple dans leur vingtaine (notamment le squat à Wawerly et le mythique Chelsea Hotel).

Patti Smith, 1976

Patti Smith, 1976

La température monte d’un cran

Dans la seconde salle d’exposition, la température monte d’un cran : y sont exposées les images tirées de son Portfolio X (1978), qui – comme le suggère son nom – traite de sexe, mais aussi d’homosexualité. Les corps sculpturaux de ses fantasmes et/ou amants y sont magnifiés par la maitrise de la lumière et le choix des compositions géométriques. Je pense aux éphèbes de Rodin et de Michel-Ange. La charge érotique est forte et me renvoie aussi à mes propres souvenirs très personnels. Les contrastes amplifient l’ambivalence du sujet : visage d’ange au regard ferme, cuir et peau, sexe nu dépassant d’un costume de travail… tout évoque avec finesse les jeux de pouvoir sexuel, l’ambiguïté de l’érotisme et du désir… Masculin versus féminin, répulsion versus attraction, hétérosexualité versus homosexualité : les zones deviennent floues et l’art de Mapplethorpe met en lumière la complexité de son sujet.

Paul Wadina (1988)

Paul Wadina (1988)

La suite de l’exposition monte en crescendo, puisqu’elle tourne autour de l’univers du sadomasochisme, pratique expérimentée personnellement par l’artiste et dont il souhaite simplement témoigner à travers ses photographies. Les images sont crues et scandaleuses (je vous laisse découvrir par vous-mêmes !), mais encore une fois, les sujets sont sublimés pour laisser transparaitre une certaine perfection de l’inavouable. Ou comment rendre la pornographie extrême d’une rare finesse

Man in Polyester Suit (1980)

Man in Polyester Suit (1980)

Fleurs et modèles afro-américains

La dernière partie – que j’ai trouvé moins intéressante, car peut-être moins chargée en intensité – présente les Portfolio Y (1978) et Z (1981), sur les thématiques des fleurs et des modèles afro-américains. Le velouté des pétales y fait échos aux grains de peau, le pistil aux verges en érection. Dubitative, je me demande pourquoi avoir choisi ce sujet photographique. Les murs du musée ne m’éclairent pas vraiment d’avantage : « Je ne pense pas qu’il y ait tellement de différence entre la photographie d’un poing dans le cul d’un homme, et celui d’un bouquet d’œillets dans un vase », dixit celui qui, comble du comble, a vu le jour à « Floral Park », dans le Queens. Il semble surtout que les sujets floraux aient été une solution de praticité dans les dernières années de vie de l’artiste, période où il était affaibli par la maladie (il fut diagnostiqué du sida à 40 ans).

Ken Moody (1983)

Ken Moody (1983)

Seibu, Ikebukuro

Seibu, Ikebukuro

Vie et mort

Qu’il s’agisse d’un corps ou d’une fleur, les photographies de Mapplethorpe parviennent à fixer pour l’éternité des beautés éphémères, à les faire accéder à un statut divin par la sublimation artistique. Au-delà du fort message social voulu par Nathalie Blondil (« Son œuvre, si actuelle dans son propos engagé, ne pouvait que profondément renforcer les valeurs de tolérance et d’ouverture que je souhaite véhiculer avec le Musée. »), je ressors surtout de l’exposition gonflée d’un ardent désir de vie. La réalisation artistique de ces photographies est en soi une lutte personnelle, un combat que Mapplethorpe a livré contre la mort et la finitude. Leur puissance et leur beauté témoignent d’une force vitale aussi fascinante qu’inexplicable.

En guise de conclusion, je citerai simplement cet extrait introductif de Portfolio X écrit par Paul Schmidt : « These are OTHER IMAGES, the one we must remember. These are the dark shadows beyond the spark and flash of generation. If the moment of generation is to triumph, it must triumph over death. Orgasm, the milky stream of life, must confront the body’s dissolution in streams of piss and shit and blood. This is the true subject of these images : the pain of the body’s struggle toward immortality, the terror of the body’s rage against death. »

« Ces AUTRES IMAGES, celle dont on doit se rappeler. Elles sont l’ombre sombre au milieu des étincelles et des flashs de notre génération. Si cette génération doit triompher, elle doit triompher sur la mort. L’orgasme, ce torrent laiteux de vie, doit défier la dissolution de nos corps dans le flot de pisse, de merde et de sang. C’est là le vrai sujet de ces images : la douleur de la lutte du corps pour l’immortalité, la terreur de sa rage contre la mort. »

Raymond Sheldon, 1979

Raymond Sheldon, 1979

Focus : Perfection, Robert Mapplethorpe

Image de couverture : Robert Mapplethorpe (1946-1989), Phillip Prioleau, 1982

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Sonia Reboul

Française plus très fraichement débarquée au Canada, amoureuse de culture expérientielle, sensible aux arts visuels, interactifs, et en mouvements (et instagrameuse à mes heures perdues).

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