Opéra – Samson et Dalila à l’Opéra de Montréal : oeuvre épique, tragédie géométrique
C’est une histoire de l’Ancien Testament. Samson, héros hébreu, est choisi par Dieu pour libéré les siens ; il fomente la révolution et mène son peuple dans la révolte contre l’oppression philistine. Les Gentils sont tétanisés devant le pouvoir de Samson et les Hébreux prennent la fuite. Dalila, fille du Grand Prêtre de Dagon, dieu païen, jure de séduire Samson et de percer le secret de son pouvoir pour venger son peuple. Le héro hébreux tombe fou amoureux de Dalila et dans un moment d’abandon lui confie son secret : sa force se situe dans ses cheveux. Aussitôt Dalila appelle les Philistins, qui lui coupent les cheveux et lui crèvent les yeux. Samson se retrouve seul dans une cellule à Gaza, anéanti, et demande à Dieu de libérer son peuple en échange de sa vie. Il sera entendu : amené dans les bacchanales où le peuple de Dalila célèbre sa victoire, Samson recouvre sa force et le temple s’écroule sur les païens. Il meurt avec eux, vengé, et les Hébreux sont libres.
Au premier abord, cet opéra riche, à la scénographie remarquable (signée Anick La Bissonière et Éric-Olivier Lacroix) et dont les projection de Circo de Bakuza insuffle tension créative et modernité à ce contexte biblique, semble traiter du pouvoir dangereux de la femme. Dalila, séductrice, est l’incarnation même du pouvoir charnel qui assujetti et détourne des nobles missions spirituelles. Lecture évidente, facile, et il est vrai qu’un thème central de Samson et Dalila n’est pas l’amour mais bien le pouvoir. Samson l’a, mais est prêt à s’en défaire par amour, tandis que Dalila le désire et n’hésite pas à feindre l’amour pour l’avoir. Mais de quel pouvoir parle-t-on au juste ? Dalila devine bien que la véritable souveraineté n’est ni militaire ni politique, car sur ces plans son peuple est infiniment plus puissant que les Hébreux. Non, le vrai pouvoir dans cet opéra est spirituel. C’est le pouvoir de Samson, celui de la foi. Dalila cherche à percer son secret, et une fois obtenu, elle n’hésite pas à se reporter sur la force brute, armée, la force aveugle. C’est d’ailleurs pour cela que Samson est aveugle aussi dans le dernier acte –on en veut à sa vision, à sa prescience, on lui crève alors les yeux pour l’en priver. À défaut de n’avoir pas le pouvoir échu, la grâce donnée, on la prend. Geste symbolique, dérisoire, puisque la connaissance de Samson ne se situe pas dans les yeux, ni même dans les cheveux, mais dans le cœur, comme le prouve la finale. Une finale d’ailleurs rendue percutante par la vidéo de Circo de Bazuka, où des corps s’enlacent et s’entrechoquent sous une explosion de pigments. Alors que les corps de Dalila et Samson s’opposent dans la trahison et la mutilation, d’autres s’unissent sous cet ode aux bacchanales modernes. Nous sommes définitivement pour plus d’interventions audio-visuelles et éclatées comme celle-ci dans les productions lyriques.
La véritable tragédie de cet opéra, cependant, n’est pas théocratique (le dieu païen contre le Dieu unique) ou même romantique (Samson trahit par Dalila dans son amour) mais géométrique. Le vrai drame de Samson, c’est de dévier de la ligne. Sa ligne à lui, son chemin tracé, choisi, c’est celui qui va de l’oppression à la délivrance, des ténèbres païennes à la Lumière du Dieu d’Israël. Face à cette ligne droite, vertueuse, Dalila est toute courbe, volutes, envoûtement, arabesque. C’est cela l’amour, du moins la version que Saint-Saëns nous présente : une ondulation. Un pli sur l’eau calme et résolue de l’âme de Samson. La ligne droite de son élection divine est brisée, entre lui et Dieu il y a désormais un relais, une pause –c’est Dalila, qui dans cet opéra représente bien plus que la femme fatale et lascive. Dans cet opus, elle est le répit, l’arrêt sur image. Tout le cœur de l’opéra se situe d’ailleurs dans le duo de Samson et Dalila au deuxième acte, le long chant d’amour qui fige le reste du récit, l’encapsule dans cet instant à deux, interminable, éternel peut-être, à l’issu duquel Samson est trahi. Samson n’aurait pas dû s’arrêter, et pourtant devant l’ascension rapide qui le menait directement jusqu’à Dieu, comment résister aux appels émus, fous, piétinants et incertains de la vie et de l’amour ?
Article: Gabrielle Benabdallah
Photos: Yves Renaud pour l’Opéra de Montréal