Mode – L’industrie de la mode au Québec accuse-t-elle un retard technologique?
Concours sur Twitter, défilés en direct, entrevues Skype, boutiques interactives, «tweet shop»: les technologies bouleversent l’industrie de la mode un peu partout dans le monde. De nombreuses entreprises de mode emboîtent le pas à l’innovation technologique en déployant diverses stratégies digitales dans leurs activités. Même s’il est encore trop tôt pour évaluer l’impact de ces initiatives, elles semblent incontournables dans un contexte où technologie rime avec performance économique. Lorsqu’on se penche sur le cas du Québec, on semble bien loin d’adopter ces pratiques innovantes, l’industrie de notre mode locale étant trop souvent qualifiée de précaire par certains experts. Une meilleure intégration des nouveaux médias pourrait-elle être une issue salvatrice pour nos créateurs en quête de direction et d’un positionnement plus compétitif?
C’était au cours du mois de février que les créateurs de mode présentaient leurs toutes dernières collections d’automne-hiver dans le cadre des semaines de la mode internationales. Pour la première fois depuis 25 ans, Montréal s’est retirée du circuit, laissant ainsi plusieurs acteurs sans visibilité. Lors des dernières éditions de la SMM, force fut de constater la présence déclinante, voire même nulle, des acheteurs internationaux, et les grands noms de la mode montréalaise brillèrent par leur absence, préférant prendre eux-mêmes en charge la présentation de leur collection hors programmation.
Dans les grandes capitales de la mode, la situation est toute autre. À New York, la Semaine de Mode ne semble pas vaciller, et au contraire, des efforts sont déployés pour préserver son caractère sélectif et hautement professionnel. Elle aura également été teintée par l’utilisation des technologies, notamment par la diffusion en direct de grands défilés sur les réseaux sociaux. Ce type de stratégie, qui ne date que de quelques saisons, bouleverse la façon dont on consomme les défilés, brouillant paradoxalement les cartes de l’élitisme pour glorifier la démocratisation de la mode. Les technologies transforment le paradigme de la mode autrefois réservée à quelques privilégiés en se rapprochant des consommateurs, qui se voient conférer un pouvoir certain de diffusion, entre autres grâce aux médias sociaux.
Au-delà du défilé
Même si le défilé de mode est l’aspect le plus médiatisé des efforts déployés par les entreprises de cette industrie, bien d’autres outils permettent d’augmenter productivité et notoriété. À Londres, Burberry aura opté pour une intégration complète des technologies à son plan d’action en créant des magasins où le virtuel se mêle au physique, et en assurant une présence constante sur les réseaux sociaux. Skype et la maison de couture de Victoria Beckham se sont quant à eux associés pour offrir à la relève des entretiens virtuels permettant « d’entrer dans les coulisses ». Enfin, Topshop et Google ont développé une application grâce à laquelle les consommateurs peuvent commander les vêtements qui sont présentés lors d’un défilé en temps réel, et ce, avant même qu’ils ne soient disponibles en magasins. Cette mesure révolutionne et facilite la consommation de mode haut de gamme et de prêt-à-porter de grandes enseignes de fast fashion.
Au Québec, ce type de stratégies numériques est plus rare. Pour être en mesure de les intégrer à l’industrie, il faudrait d’abord que du capital soit rendu disponible, mais également qu’il y ait une volonté de changement au sein des groupes de créateurs: «Le gouvernement est un peu tanné de mettre de l’argent. Il a toujours l’impression que c’est lui qui pousse, à contresens des équipes qui se forment difficilement.» C’est ce que soutient Jocelyn Bellemare, professeur à l’École supérieure de mode de l’UQAM et expert en commercialisation de la mode. Selon lui, il n’y a pas d’incubateurs à Montréal, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de structure concrète pour aider les petites entreprises à démarrer.
Quelques constats sur l’industrie de la mode au Québec
Suite à sa participation au rapport CEFRIO (2013) sur l’usage des nouvelles technologies d’information et de communication dans l’industrie de la mode, monsieur Bellemare rapporte que le montant investi par les PME dans les TIC lors des 12 derniers mois se situe en dessous de 50 000$ pour au moins 67,9 % des entreprises. L’étude prédisait également que dans les 12 prochains mois, ce sont principalement les détaillants et les ateliers créateurs qui vont miser sur les possibilités du Web. Les manufacturiers, quant à eux, sont beaucoup moins enclins à y investir. Toutefois, chez les ateliers créateurs, il semblerait que l’utilisation des médias sociaux soit fortement privilégiée.
Le développement de modèles d’affaires pour les produits de niche est nécessaire, nous révèle aussi le rapport. Les nouveaux médias permettent de cibler les consommateurs de manière plus précise, mais cela implique que les créateurs doivent réviser leur stratégie, souvent trop traditionnelle.
La personnalisation serait la nouvelle avenue à emprunter pour les entreprises d’ici, soutient M. Bellemare. Quand un consommateur investi pour une pièce, il veut sentir qu’elle est vraiment conçue pour lui. C’est cette tangente-là qui domine en terme de techno et d’investissement.
Face à l’offre grandissante de produits conçus à l’étranger et donc moins dispendieux, le Québec se doit de se démarquer en développant, grâce aux technologies, des sites Internet conçus pour offrir ce qu’on appelle du «sur-mesure de masse». De plus, le PLM (gestion du cycle de vie du produit) serait ce sur quoi il faudrait miser, c’est-à-dire que des processus et des outils informatiques permettraient d’optimiser l’innovation et de favoriser la collaboration.
Réseaux sociaux: stratégie gagnante?
Dans le cadre du concours Prix #modeMtl 2013, la boutique indépendante Off the Hook s’est vue récompensée dans la catégorie «meilleure campagne multiplateforme». L’entreprise, qui existe depuis 1999, est présente sur le web grâce à son site Internet, sa boutique en ligne, Facebook, Google+, Instagram, Twitter, Foursquare et même Tumblr. En entrevue pour le bureau de la Mode de Montréal, Philip Hendersonen, stratège interactif, souligne qu’Off the Hook a été un pionnier dans son marché en ce qui concerne l’utilisation du web dans sa stratégie et que sa notoriété s’est vue augmenter depuis que l’entreprise y investit davantage. ALDO, à plus grande échelle, est une autre entreprise considérée comme un leader grâce à son modèle d’affaires intégrant les TIC de manière efficace.
Peut-on penser alors que toute stratégie impliquant les technologies de ce genre est plus indiquée pour des compagnies qui œuvrent à grande échelle? Pas nécessairement. Bellemare cite la petite entreprise de lingerie Sokoloff, menée par une ancienne étudiante, comme bénéficiant énormément de l’utilisation des réseaux sociaux.
Une situation complexe
Tout compte fait, malgré les pistes de solutions apportées, la situation reste complexe. Pour Bellemare, il est clair que l’industrie de la mode au Québec accuse un retard technologique. Selon lui, il est tout de même rassurant de voir qu’une grande majorité des acteurs de l’industrie, soit 81,5%, se préoccupe de l’impact que pourrait avoir le Web sur leur chiffre d’affaires. On constate donc qu’il y a une ouverture face à cet enjeu. Toutefois, les technologies ne peuvent réellement être intégrées aux stratégies des entreprises sans d’abord qu’il y ait une révision globale de la manière dont on pense la mode.
Le terme “synergie” revient souvent dans les propos de M. Bellemare, lorsqu’il constate les lacunes de l’industrie. À son avis, il y a une trop grande dilution des forces: «Tout le monde travaille un peu séparément, mais les ressources à la base pour les concentrer, on ne les a pas.» Ainsi, chaque acteur de la chaîne de création devrait tenter de mieux collaborer afin d’optimiser le processus et de rattraper le terrain perdu. «Je me bas avec les profs pour qu’il y ait une révision du programme de design de mode. Les jeunes devraient pouvoir travailler directement avec des manufacturiers, pas seuls à leur machine à coudre. C’est une vision dépassée de faire les choses.»
L’avenir de l’industrie est donc entre les mains de la relève, pour qui la technologie est déjà une évidence.
« Je pense que c’est tombé pour mieux revenir », nous dit Bellemare.
Article : Jessika Dufour & Marianne Dubreuil